Être ou faire ?
Je pensais à Ajahn Buddhadasa*, assis sur son petit banc à Suan Mokkh : un maître éveillé, qui vit dans le wu wei*, dans la paix intérieure, dans l’état de contemplation. Parfois, il donne un enseignement ; le reste du temps, il est disponible pour répondre aux questions et réconforter les visiteurs. Mais il y a certainement beaucoup d’autres aspects de sa vie qu’on ne perçoit pas quand on le voit sur son petit banc : l’étude, les nombreux livres qu’il a écrit, et toute l’organisation et la direction du monastère. Ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il a remis toutes ses responsabilités à d’autres. Ce qui me plaît dans cet exemple, c’est de voir quelqu'un qui vit dans l’« être » plutôt que dans le « faire ». Moi, je suis trop dans le « faire » : c’est ça qui est fatigant.
Mais comment changer, comment simplifier, comment passer plus de temps dans l’« être » ? Et que les choses se fassent quand même ? Si on veut ne rien faire, il faut avoir d’autres personnes pour faire les choses, en tout cas les choses laborieuses. C’est sûr, pour mes cartes de vœux, je pourrais sous-traiter le travail de couper, plier, coller, etc., et juste les signer, comme fait peut-être un riche promoteur parisien qui m’envoie toujours de jolies cartes. Mais je pense que le côté artisanal – les faire soi-même – est une bonne chose. Ce n’est pas du temps perdu, au contraire. Ces petites actions machinales, si on les accomplit avec attention, irradient une bonne énergie, qui s’ajoute à l’acte d’envoyer ses vœux.
Un autre genre de vie auquel je pense, c’est vivre à la campagne et cultiver son jardin. Dans un sens, c’est laborieux, mais si on en fait un peu chaque jour, c’est une action attentive qui est au-delà du « faire » ; c’est une communion avec la nature, la terre, les plantes, et une manière créative de subvenir à son alimentation. En fait, les plantes poussent toute seules, il n’y a pas d’effort à faire de notre part : c’est ça le wu wei. Il suffit de leur donner les meilleures conditions pour bien pousser : arroser, enlever les mauvaises herbes, tailler, puis récolter. Cela devient laborieux quand on en fait une entreprise commerciale, pas si on le fait juste pour soi et sa famille. C’est une vie qui me plairait, et que je pourrais vivre à Musiège*, si j’abandonnais toutes les activités qui me clouent dans mon bureau.
Une autre personne à qui je pense souvent, c’est un petit marchand d’œufs qui était sur la plage de Hua Hin*. Il cuisait ses œufs sur un brasero, accroupi sur le sable, et attendait le client. Parfois, il prenait son panier à balancier sur l’épaule, et allait s’installer un peu plus loin ; il passait sa journée ainsi, en contemplant la mer. Je me demande ce qu’était la vie de cet homme, en dehors de ses heures de plage…
* Buddhadasa (Ajahn) (1906-1993) : ordonné moine à l’âge de vingt ans, Ajahn Buddhadasa fonda en 1932 le monastère de Suan Mokkh, qui fut le premier monastère de la forêt dédié à la méditation dans le sud de la Thaïlande. Son dernier projet, dans les années 1980, fut d’établir à Suan Mokkh un centre international de Dharma qui organise régulièrement des cours et des séminaires sur le bouddhisme et des retraites de méditation. Ajahn Buddhadasa fut, avec Ajahn Chah, un des maîtres thaïlandais les plus influents du vingtième siècle. J’ai eu la chance de suivre son enseignement de 1988 à 1993.
* Wu wei (chinois) : littér. ne pas faire, non-action. Le wu wei est une philosophie de vie prônée par les taoïstes, qui consiste à s’abstenir de toute intention d’accomplir quoi que ce soit. Le pratiquant du wu wei se contente de suivre le flux de la vie en répondant spontanément aux besoins et aux demandes qui se présentent.
* Musiège : village de Haute-Savoie où je résidais à cette époque lors de mes séjours en France.
* Hua Hin : station balnéaire du golfe de Thaïlande où j’ai vécu de 1992 à 1997.
10 décembre 1999, Chiang Mai